Note MAV: cet artcle date de quelques années, mais cela ne s’est vraiment pas arrangé entretemps !

Après les caractéristiques du nouvel antisémitisme et la maltraitance symbolique des Juifs, le Professeur Shmuel Trigano poursuit l’analyse.

Les caractéristiques du nouvel antisémitisme

La maltraitance symbolique des Juifs

La récente agression d’un jeune juif dans le train Montpellier-Lyon a peut-être rappelé à votre attention un phénomène étrange qui se produit lors de chaque agression et qui voit les leaders d’opinion, les policiers, les juges poser la question de savoir si l’agression a  » un caractère antisémite  » ou pas.

On se souvient que, durant une dizaine de jours, après l’assassinat d’Ilan Halimi, toute la presse française et la classe politique avaient doctement débattu du fait de savoir si les assassins en voulaient à son argent ou à sa judéité. La première réaction avait été de dénier la cause antisémite.

Quoique ce questionnement soit rationnellement aberrant, il constitue néanmoins un indice sociologique de la mentalité collective, de sa façon de se représenter la condition et l’existence juives et aussi de comprendre la nature de l’antisémitisme.

L’idée implicite qui sous-tend cette problématique, c’est que l’on pourrait dissocier l’être du Juif des autres aspects de son existence et de sa personne. Dans le cas d’Halimi, on dissociait ainsi la quête d’une rançon, qui aurait motivé son enlèvement, de son identité juive. Pour que le  » caractère antisémite  » soit reconnu par la justice, il fallait qu’une injure antisémite soit expressément proférée ou manifestée (1). Il fallait donc que l’agresseur signât lui même son acte par ses paroles ou ses écrits. L’acte seul ne suffisait pas à la qualification antisémite.

Or, le problème avec cette démarche, c’est que, dans la mythologie de l’antisémitisme,  » les Juifs sont riches  » ou plutôt  » les riches sont juifs « . C’est ce mythe qui a fait que le malheureux petit vendeur de téléphones fut spontanément crédité – lui, ses proches ou sa communauté – d’être suffisamment riche pour payer une rançon. La  » profération  » n’était pas en l’occurrence nécessaire. Elle faisait corps avec l’acte.

Dans cette perspective, l' » antisémitisme  » relèverait moins d’un fait intrinsèque que de l’opinion qui l’accompagne. Il pourrait même ne relever que du registre de l’opinion, ce que nous constatons en effet car cette opinion n’est passible de la justice que lorsqu’il y a passage à l’acte (2). Mais il faut que l’acte soit confirmé par l’opinion de l’agresseur pour être qualifié d’antisémite (3). Cercle vicieux.

Quel est le sens de ce syndrome ? En fait, c’est l’identité juive de la victime qui pose un problème de définition juridique (bien que le discours public, dès le départ et sans aucune hésitation, qualifie la victime de  » juive « ). Ce trouble nous laisse entendre que l’homme dans le Juif pourrait être dissocié du Juif dans l’homme en général, de sorte que, dans l’agression, l’homme, seul, serait la victime. Il faudrait alors que le Juif dans l’homme apporte la preuve que c’était bien le Juif en lui qui était la cible, pour que l’agresseur soit reconnu  » antisémite « . Et c’est ce que l’on a manifestement du mal à  reconnaître aujourd’hui. Jamais ne sont qualifiées, en effet, la religion ou l’origine ethnique des agresseurs alors que celles des victimes (juives) s’étale de toutes parts.

Il semble pour parler clair que l’on ait du mal à rapporter la catégorie antisémite à sa source arabo-musulmane, ce qui est pourtant le cas de toutes les agressions.

Ces dix dernières années ont démontré que, sous le jour de l’idéologie dominante, seule l’extrême droite était considérée d’évidence comme  » antisémite « . Et c’est ce qu’illustra caricaturalement, au soir du massacre de Toulouse, la manifestation contre le Front National à Paris. Le politiquement correct se rajoute donc ici pour embrouiller les données de la réalité (4). L’antisémitisme touche tous les milieux et les idéologies.

Nous sommes confrontés ici à  une impasse, plus profonde que le politiquement correct et qui a à voir avec la conception française de la citoyenneté : abstraite, juridique. Celle-ci présente beaucoup d’avantages mais aussi des défaillances.

C’est là un problème qui m’est apparu pour la première fois en 1980, après l’attentat de la rue Copernic et qui inspira un livre, paru en 1982, La République et les Juifs. Son point de départ était l’étonnement ressenti devant le fait que la première réaction de l’opinion avait été de mettre en garde les Juifs contre toute tentation de réaction violente et que la grande manifestation qui avait suivi avait dissocié, dans toutes ses expressions, le citoyen du Juif.

En revenant à l’émancipation de 1789, je compris alors, que cette dissociation était le fondement du statut du Juif moderne : c’est l’homme dans le Juif qui était devenu citoyen et s’était vu reconnu comme sujet de droit et pas le Juif dans l’homme, qui, lui, restait dans la non-reconnaissance et se vit donc voué à la jungle de l’antisémitisme moderne, apparu 40 ans après l’émancipation.

À l’aune de sa logique, quand un Juif est agressé, seul l’homme indifférencié est pris en compte, car le Juif comme tel n’est pas une catégorie politique. Juridiquement il n’existe pas. Il n’est de fait citoyen qu’en tant qu’homme. Or, c’est le Juif en lui (dans l’homme et le citoyen) qui est ciblé et touché.

Ce cadre de pensée fait que l’agression ne peut être ni pensée ni qualifiée. Quand le Juif est touché, cela relève de l’opinion. Quand l’homme l’est, cela relève d’une loi abstraite, celle des citoyens. La visée antijuive devient insaisissable alors que c’est elle qui est en jeu pour comprendre quelque chose (5). C’est comme si le Juif n’existait pas ou en tout cas ne relevait pas de la loi, comme s’il se tenait dans une sorte de no man’s land. C’est bien ce que l’antisémitisme moderne a prouvé, malgré la citoyenneté. Le problème, c’est qu’être juif est une donnée de l’existence et de l’histoire, ce qui voue les Juifs à une situation kafkaïenne: comme Juifs ils pourraient être objectivement agressés parce qu’ils sont, comme tels, hors citoyenneté. Comme citoyens, ils ne sont pas considérés comme Juifs et se voient dans l’obligation de prouver qu’ils n’ont été frappés que parce qu’ils sont Juifs (6).

Ce modèle de citoyenneté (7) concerne aujourd’hui uniquement les Juifs et pas les  » autres « . La discrimination positive en faveur des immigrés, qui inscrit l’identité ethnique et religieuse dans la citoyenneté (8) ; le mariage homosexuel, qui inscrit le choix sexuel dans la citoyenneté; la parité, qui inscrit le sexe féminin dans la citoyenneté, prouvent que le citoyen abstrait n’existe plus dans la pratique juridique et politique et que l’Etat n’honore plus le principe d’une citoyenneté universelle et abstraite.

Pourquoi les Juifs resteraient-ils, eux seuls, des ectoplasmes dont on ne reconnaîtrait pas la judéité dans la citoyenneté (si ce n’est par le biais de la Shoah, il est vrai, autre problème !).

De mon point de vue, cette évolution est catastrophique, et pas seulement pour les Juifs. Je réprouve le démantèlement actuel de la citoyenneté. La citoyenneté abstraite protégeait au moins les individus en tant que tels.

Tout le monde invoque la République, mais sommes-nous toujours en République ?

Par Shmuel Trigano

Professeur des Universités

A partir d’une chronique sur Radio J, le vendredi 13 juillet 2012.

Notes

(1) Le sociologue comme le philosophe ne peuvent qu’être intellectuellement inquiets par le mode de raisonnement des juges, notamment dans leur façon, très  » positiviste « , de considérer le statut de la parole et du langage. Mais cela est une autre histoire…

(2) Comme cette judéité n’est pas une catégorie juridique, elle est considérée au fond comme superfétatoire, relevant du domaine de l’opinion au point de devoir être  » prouvée pour être reconnue « .

(3) Porte ouverte à  tous les agresseurs qui s’empressent de proclamer qu’ils ne sont pas antisémites, la plus grande parade consistant aujourd’hui à prétendre qu’ils s’attaquent au sioniste dans le Juif mais pas au Juif…

(4) Lé récente déclaration du CFCM laisse rêveur.  » Le CFCM demande à ce que les actes de violence commis par des citoyens français ne soient pas imputés à leur origine religieuse sans prendre les précautions qui s’imposent dans de pareilles situations « , a souligné dans un communiqué le président de cette instance, M. Mohammed Moussaoui. Trouvait-il donc normal jusqu’ici que les victimes soient qualifiées de  » juives  » tandis que l’identité de leurs agresseurs reste préservée?  » Les musulmans de France ne comprennent pas et n’acceptent pas que certains, ouvertement ou insidieusement, mettent en doute leur adhésion pleine et entière aux valeurs de la paix et de la justice qui fondent notre pays, et jettent la suspicion et la défiance sur leur religion « . Certes, et on doit lui reconnaître cette profession de foi, mais comment explique-t-il – un exemple parmi des centaines d’autres – que le président du Conseil de la fatwa pour les musulmans d’Europe, l’imam Qaradaoui – donc un personnage d’une extrême importance pour les musulmans européens – a appelé sur la place Tahrir à  tuer les Juifs ? Or, le CFCM n’a jamais condamné de tels propos ni bien d’autres émanant d’autorités officielles de l’islam, ce qui est un manque de responsabilité certain.

(5) Au point même qu’on puisse accuser la victime d’affabuler et d’abuser de l’invocation d’antisémitisme …

(6) Cette reconnaissance (qui statue sur le caractère juif de la victime et pas simplement  » humain « ) relève d’un cadre extra-juridique (puisque les Juifs sont censés ne pas exister comme tels dans l’ordre de la citoyenneté). C’est pourquoi elle sera toujours de l’ordre du  » privilège  » : ainsi la loi Gayssot et tout ce qui concerne la Shoah. Ce qui provoque inévitablement l’accusation des  » démocrates  » accusant les Juifs de demander sans cesse des  » privilèges  » et de se croire supérieurs aux autres. Comble de la perversité de la condition faite aux Juifs… C’est tout simplement que la condition politique des Juifs est alors déniée.

(7) Cf. notre étude approfondie, L’idéal démocratique à  l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob, 1999.

(8)  » Diversité « ,  » jeunes « ,  » classes populaires « , etc., ne sont que des litotes qui s’envolent quand la télévision met des images sous ces mots.

  • Propriété du site www.europe-israel.org

juillet 13th, 2012 Europe-Israel.org